A 91 ans, Roger Fatus est un designer heureux. Officiellement à la retraite depuis 1992, il vient de signer un contrat avec Disderot. Ce fabricant français de luminaires emblématique des années 1950 l’a contacté pour rééditer deux lampes dessinées à l’époque, et lui en commander une nouvelle. Dans la foulée, la marque a aussi ressorti un lampadaire du Néerlandais Dirk Jan Rol, 88 ans, dont plus de soixante passés en France. L’un et l’autre faisaient partie des Jeunes Loups, un groupe héritier du Bauhaus qui a révolutionné l’aménagement des intérieurs français de l’après-guerre. Pierre Guariche, Joseph-André Motte, Alain Richard, Michel Mortier… Après la reconstruction, ces designers ont proposé un mobilier « qui répondait aux critères de la société de consommation naissante avec des meubles beaux et simples », rappelle l’historien Pierre Gencey. De cette période pourtant, les éditeurs et le grand public n’ont retenu que le travail de leurs aînés, les précurseurs Le Corbusier, Jean Prouvé ou Charlotte Perriand, et celui de leur acolyte Pierre Paulin. Jusqu’à cet automne qui voit enfin les Jeunes Loups ressortir de leur tanière, grâce au travail de défrichage de quelques passionnés. L’entrepreneur Stephan Clout a racheté Disderot en 2007. « Cet éditeur est mythique car, dans les années 1950, c’était l’un des seuls à produire des modèles contemporains, précise-t-il.Malheureusement, quand je l’ai repris, presque toutes les archives avaient disparu. J’ai retrouvé le catalogue et identifié dix luminaires que j’ai décidé de ressortir. » Sauvé de la faillite l’an dernier, le fabricant Burov-Leleu connaît lui aussi une deuxième jeunesse grâce aux rééditions de modèles français des fifties, comme le fauteuil Saturne, signé Geneviève Dangles et Christian Defrance. « Après guerre, l’outil de production national était affaibli et ces modèles étaient donc édités en petites séries » Pierre Gencey, historien Mais les plus actifs sont sans doute les galeristes spécialisés, tels Le Cube Rouge, à Paris, ou Pascal Cuisinier, qui expose actuellement la reconstitution d’un salon français meublé de pièces réalisées entre 1954 et 1957 par le collectif ARP (Atelier de recherche plastique), formé de Michel Mortier, Pierre Guariche et Joseph-André Motte. Fauteuil en forme de soucoupe en métal tendu de tissu, table basse lumineuse, bibliothèque modulaire composent cet intérieur rétro et racé. « Ces créateurs ont bénéficié des recherches effectuées sur les matériaux durant la seconde guerre mondiale, comme le contreplaqué moulé et les plastiques », explique Pascal Cuisinier.« Nous étions les premiers à les utiliser pour accentuer le confort, à nous intéresser à la qualité de l’espace pour tous », confirme Roger Fatus. Une vraie rupture, car, jusque-là, l’Art déco faisait primer le style et s’adressait à une clientèle fortunée. Pourquoi l’histoire a-t-elle oublié les Jeunes Loups ? « Après guerre, les designers français ne bénéficiaient d’aucun soutien politique, alors qu’en Scandinavie les gouvernements soutenaient le meuble avec des aides à l’export, explique Pierre Gencey. Et puis l’outil de production national était affaibli et ces modèles étaient donc édités en petites séries. » Lire aussi : Retours à la ligne de Pierre Paulin La quasi-totalité des fabricants français de cette époque a fermé. Même Meuble TV, le principal d’entre eux, a disparu sans laisser d’archives, privant les designers de postérité. Seule exception notable, Pierre Paulin, qui a su évoluer vers un style plus pop, en phase avec les goûts de ses contemporains, et a collaboré avec des maisons étrangères, avant d’être retenu par Pompidou et Mitterrand pour meubler le palais de l’Elysée.