Née en 1989 en Argentine et tout fraîchement diplômée de la célèbre Saint Martin’s School de Londres, cette artiste a su se prendre au jeu des selfies diffusés sur Instagram et prendre au piège toute une communauté de followers qui a cru à sa performance et à ses posts. Son personnage de fiction n’a pourtant rien de vrai sinon de se faire le miroir du langage Internet formaté par les stars (de Kim Kardashian en passant par Gwyneth Paltrow) et par les jeunes starlettes en rêve de succès. Ayant préparé minutieusement la mise en scène de l’histoire fictive d’une blonde faussement narcissique et provinciale qui vient de débarquer à Los Angeles en quête de succès, pendant plus d’un an Amalia va lui inventer une vie (entre drogue, insécurité, chirurgie esthétique, puis retour au bien-être et à la famille) pour mieux montrer l’envers des réseaux sociaux et leurs caricatures aussi vraies que natures. On sera à l’opposé du travail de Francesca Woodman (1958-1981) par exemple dont les merveilleux clichés fantomatiques ont encore aujourd’hui le pouvoir de créer cette inquiétante étrangeté. Cette artiste qui s’est donné la mort à 22 ans aura laissé une œuvre intime et ambitieuse qui rend à l’acte de photographier toute sa portée poétique et mystique digne du rapprochement par Roland Barthes entre la photographie et la mort. Dans les chambres claires de son imaginaire, Francesca se prend en photo le corps pour ne plus faire qu’un avec le décor, entre présence et absence, souffle et silence. Au-delà du parcours historique, la visite se déclinera selon différents parcours thématiques. En plus de l’attendu renversement des positions homme-femme et voyeuriste-performeur, le visiteur pourra entre autres choisir de s’intéresser plus spécifiquement au rapport entre la photographie qui fige le temps et les représentations vivantes (de la danse aux happenings). Pourquoi doit-on photographier un évènement éphémère et comment doit-on photographier ces moments suspendus de temps ? Un grande partie de l’exposition revient sur le travail de Harry Shunk (1924-2006) et János Kender (1938-2009), de Babette Mangolte (1941-), de Yayoi Kusama (1929-), sans oublier Félix Nadar (1820-1910), pour montrer comment les photographes collaborent avec d’autres artistes (metteur en scène, chorégraphe, plasticien, acteur, danseur… ), de Charles Deburau, Sarah Bernhardt en passant par Niki de Saint Phalle, Trisha Brown, Yvonne Rainer ou Merce Cunningham, essayant d’apporter quelque chose en plus à ce que l’œil humain ne peut percevoir ou conserver, utilisant au-delà des contraintes du cadre les ressources propres au medium et à son écriture de la lumière comme le rappelle l’étymologie grecque du mot « photographie ». Cette collaboration pourra trouver sa plus belle conclusion avec la double-signature photographique d’Eikoh Hosoe (1933-), un des grands noms de la photographie japonaise, et Tatsumi Hijikata, le chorégraphe et fondateur du mouvement buto. Le travail d’Hosoe et Tatsumi dépasse le besoin narcissique de la reconnaissance publique et artistique. Il s’agit de faire sortir la danse des traditionnels espaces du théâtre no et du kabuki afin d’exprimer les problématiques nouvelles auxquelles fait face le Japon après les bombardements d’Hiroshima et de Nagasaki. De ces clichés, se révèle une beauté du fictif exagéré (costumes, maquillages, poses) dans un espace réel contemporain. L’exposition n’oubliera pas, bien entendu, les happenings et la dimension politique de ces performances contre la guerre ou le nucléaire qui ont fait les heures de gloire des années 1960 et 1970. Prises sur le vif, elles ont pour fonction de rappeler l’efficacité d’une performance pour la force symbolique et médiatique de ses images. D’autres manières de photographier politiquement l’acte de performer seront évoquées, avec notamment l’exemple du travail du photographe ukrainien Boris Mikhaïlov (1938-). Connu pour sa photographie sociale et documentaire de l’époque communiste et post-communiste, il a également fait des autoportraits pour critiquer l’idéologie de l’homme idéal russe, sous-entendu le travailleur au contraire de l’intellectuel. « J’ai pensé que si vous critiquez quelqu’un, il faut commencer par vous-mêmes » d’où des photographies qui ne se cachent pas derrière des persona mais mettent en scène le corps nu et grotesque pour aller au bout du ridicule et questionner le soi dans un contexte socio-historique dans lequel tous doivent jouer un rôle figé. De même, avec la série de photographies où il se prend en compagnie de ses proches en vacances en Crimée, Mikhaïlov s’amuse à faire du faux (avec des poses pour l’appareil photographique) avec du vrai (de vrais vacances et de vraies capacités de performance héritées du temps du communisme) pour brouiller les limites de la représentation et de sa réception. Cette critique sociale constitue un des autres grands thèmes de l’exposition, avec des artistes plus contemporains comme le jeune suisse Romain Mader (1988) qui s’amuse avec les clichés de l’industrie matrimoniale du web en construisant photographiquement une ville imaginaire, sorte de Las Vegas ukrainien. Il se met en scène dans une narration fictive aussi fausse dans son contenu qu’elle est kitsch dans sa mise en scène. Avec plus de 500 images couvrant plus de 150 ans de photographies, cette très belle exposition a le mérite d’offrir autant d’exemples incontournables de l’histoire de cet art que de proposer des œuvres de jeunes artistes qui tous apportent leur pierre à l’édifice du thème proposé sans jamais l’épuiser. C’est avec nostalgie, poésie, curiosité, sensibilité, incongruité, critique et humour que tous ces photographes se font et font le portrait de ce qu’il y a encore d’unique et d’essentiel à l’art de photographier. Le corps se fait espace de métamorphoses à l’infini chez Samuel Fosso (1962-), sculpture éphémère chez Erwin Wurm (1954-), érotique voilée chez Man Ray (1890-1976), dévoilée chez Jimmy de Sana (1949-1990) ou masquée chez Linder Sterling (1954-), briseur de tradition chez Ai Weiwei (1957-), masque rimbaldien du double délocalisé chez David Wojnarowicz (1954-1992) et bien d’autres.
Commentaires fermés